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[Lecture] Robert Hasz - La forteresse


bunee

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Titre original : Végvàz, 2001

Chez Vivianne Hamy – Collection bIs

traduit du hongrois en 2002 par Chantal Philippe

Un gros coup de cœur pour ce récit se situant à mi-chemin entre le réel et l’onirique.

L’époque et le pays où tout se déroule ne sont pas précisément identifiables.

On sait que c’est une période contemporaine : ça se passe après la course aux étoiles, les protagonistes sont en jean et pull-over etc. ; et on imagine volontiers un pays de l’Europe de l’Est : on y cuisine du poulet au paprika, le règne est celui d’un maréchal... (En fait, ex-Yougoslavie).

Dans ce pays imaginaire on a un accès à la mer. D’ailleurs, comme beaucoup d’images dans ce livre, l’accès à la mer est utilisé de façon très symbolique puisqu’il évoque de façon récurrente l’évasion, l'incertitude des horizons et l’infini sans retour. L’image du miroir comme porte secrète (vers soi-même, le passé ou vers le cœur de l’énigme) est aussi régulièrement présente.

Mais peu importe de mettre un nom et une date précise c'est au final très secondaire.

L’auteur raconte l’histoire de Livius, brillant étudiant en lettres à l’université, orphelin de mère, confronté à l’hermétisme d’un père diplômé d’histoire (le lien présent-passé marque énormément le personnage) ainsi qu'à des secrets de famille révélés au fur et à mesure du déroulement du fil narratif.

Livius fréquente une famille du même village, dont deux filles, Cécilia et Antonia font naître en lui des sentiments plutôt flous. Leur mère, Maria-luisa, voit déjà en ce jeune homme un gendre responsable tandis que leur père, Fabrio, un marin bedonnant se pose comme une figure plus sensible et plus compréhensive – plus complice, une autre image paternelle.

La relation Père – fils est analysée de façon soignée. Le père biologique s’éloigne peu à peu tandis que le père affectif se rapproche.

De même les relations sentimentales sont délicatement décortiquées, l’image de la femme est tantôt celle de la mère (la mère tendre qui appartient au souvenir, la mère intimidante et fascinante de Cecilia et Antonia) tantôt celle de l’amante (la femme tendre, la femme révoltée) ou encore celle de la fille.

Livius abandonne l’université et demande à être mobilisé entre autre par besoin d’éloignement. Affecté d’abord à Negrov, il se trouve muté, 15 jours avant sa démobilisation, au sein d’une garnison isolée au bout du monde, dans une immense forteresse qui fait figure de piège.

Il n’a jamais rien vu de tel. Une discipline militaire réduite à sa plus simple expression, pas d’armes, des repas qui n’ont rien à voir avec les rations classiques.

Mais il y a quelque chose qui cloche.

La forteresse est Hors du monde, et Hors du temps, dirigée par un colonel dont l’obsession est d’obéir à l’Ordre dont personne ne connaît l’origine. Ennemis invisibles, dont on remet en cause l’existence, rêves et hallucinations ont comme sources, selon les explications et les théories que chacun élabore, soit Dieu, soit les Extraterrestres, soit l’ennemi qui diffuse un gaz neurotoxique.

Les souvenirs ressurgissent de façon soudaine et se mêlent au présent, créant une sorte de nouvelle réalité. Ici les hommes rêvent les yeux ouverts. On perd la notion du temps, on ne sait plus ce qui relève du rêve ou de la réalité, et la seule chose qui vous rattache à la vie devient justement le souvenir. Présent et Passé sont inextricablement emmêlés – une atmosphère parfois nostalgique, désespérée, ou encore résignée se dégage au fil de la lecture.

La forteresse semble être un tombeau, une expérience immense où ceux qui perdent pied entrent dans des délires paranoïdes et imaginent la dislocation du monde extérieur (sans doute comme reflet de ce qui se passe au sein de la forteresse).

Une énigme. Là aussi l’image revient souvent. Voir ce qui se cache derrière. Le mur, les apparences, le miroir, le jardin, les portes, le bout du tunnel, l’horizon, la forêt, la montagne … autant d’inconnus revêtant le masque du quotidien et anesthésiant l’individu.

Une fois le livre refermé, on reconstitue tout le puzzle et l’œuvre prend, avec un goût amer, une dimension sociale et politique, analogie pouvant facilement être faite avec les incertitudes des sociétés contemporaines.

Certains personnages et l’idée de base (garnison hors du monde) rappellent le Diable Vauvert de Zamiatine (le cuistot Prudonoff fait penser au Mozart de la pomme de terre qu’on retrouve chez Zamiatine, le bègue Fedor rappelle le malheureux ivrogne-père-malgré-lui) des personnages tantôt truculents et pathétiques, mais en beaucoup plus noir et cruel chez Hasz.

Courtes (?) citations :

« Le maréchal était mort cette année-là. (…) Il était mort au début de l’été (…) la foule en sanglot dans les rues , les grandes personnes pleurant sur l’épaule l’une l’autre, la voix étranglée des journalistes à la télévision, la musique funèbre à la radio du matin au soir. Puis les funérailles grandioses, le regard assombri des chefs d’Etat étrangers, le cortège militaire, le cercueil sur un affût de canon. C’est tout un monde qu’on avait inhumé. »
« Et voilà, pensa Livius, comme tout était simple avec le recul. Trente secondes. Peut-être même pas. Il avait suffi de quinze secondes pour récrire son destin, tendre la main pardessus la table, prendre un stylo à bille dans la poche de l’employé stupéfait et apposer sa signature au bas de la demande manuscrite. C’est tout. Quinze secondes. Mais le plus dur restait à faire.

Il n’attachait pas grande importance à l’opinion de son père, depuis que sa mère n’était plus, celui-ci ne s’intéressait qu’aux livres. Grecs et Romains. Perses et Phéniciens. Les Lycurgue et les Solon, les Xerxès et les Miltiade, bâtisseurs de cités et démolisseurs… Livius était pris de dégoût rien qu’en évoquant le bureau de son père, les innombrables volumes épais et poussiéreux qui envahissaient tout, le sol, la table, les étagères, le tapis même, en piles mouvantes telles des dunes dans le désert. Le seul point stable dans cette pièce semblait être son père, sa silhouette noire recroquevillée derrière le bureau, la tête soutenue par le bras gauche – le coude reposait sur la table -, saisissant les pages entre le pouce et l’index de la main droit afin de ne pas rompre le contact physique et mental avec les glorieuses chroniques des temps anciens. Il semblait être un douanier du passé, nommé par Dieu sait quelle impossible administration avec l’absurde mission de lire et de relire inlassablement les chroniques de l’histoire, d’être constamment sur le qui-vive, afin qu’aucun auteur redevenu depuis longtemps poussière, échappant aux yeux vigilants du présent, ne glisse en fraude entre les lignes jaunies une idée jusque là passée inaperçue. Non il n’avait rien à craindre de son père. Tout au plus marmonnerait il quelque chose sur l’irresponsabilité, l’ingratitude des enfants, peut-être hocherait il aussi la tête. Puis il passerait à autre chose. Il ne permettrait pas que la terne et décevante réalité jette en lui une ombre sur les idées du passé. »

« Il n’y a pas très longtemps, papa Fabrio avait déclaré (…) que si le Seigneur avait créé la femme au coté de l’homme, c’est uniquement pour que celui-ci reste constamment vigilant. Afin que son esprit ne devienne pas paresseux. Que quelqu’un lui ouvre les yeux quand il croit que tout est parfaitement en ordre autour de lui. Puisque tout est issu du chaos et retournera au chaos. La paix ne peut être que transitoire. Il observait toujours le visage de la jeune fille. Ce n’est plus son visage, pensa-t-il. Ce n’est pas le visage que j’aimerais me rappeler. (…) Le visage anti-idéal d’Antonia. La déesse-enfant en colère. Mais qui est-elle en réalité ? »

"

Le chef Prudonoff descendit de la caisse de pommes et s’engagea entre les tables. Avec sa veste blanche, ses bras légèrement écartés comme un ange aux ailes flétries et déplumées, son regard extasié sous la toque de cuisinier, et la démarche incertaine convenant à tout cela, ou plutôt le complétant, y mettant la dernière touche, sa gigantesque personne semblait parfaitement grotesque à Livius, il le trouva trop ridicule pour concevoir que personne n’éclatât de rire. A l’exception de Pungarnik qui ricanait d’un air goguenard à coté de lui, et de Blinka, encore que son visage trahît qu’il avait envie de hurler de rage.

- Le Témoin est ici parmi nous, dit lentement le chef cuisinier, parmi vous. Il va nous dire ce que nous devons savoir, ce que la Compagnie des Elus sait déjà. Je demande au Témoin d’annoncer la parole ! Levez vous et témoignez !

Les hommes regardaient autour d’eux en clignant des yeux avec excitation, Livius cherchait aussi à voir de qui parlait le chef, quand celui-ci s’arrêta soudain devant leur table en pointant le doigt sur lui :

- C’est à toi, lieutenant Livius Maxim, tonna-t-il, que je demande de témoigner du Jugement Dernier !

Tous les yeux se fixèrent sur lui. Le souffle coupé, il regardait le chef comme s’il le voyait pour la première fois.

- Eh bien, ils t’ont repéré, lui souffla Pungarnik. »

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